Introduction
Nouvelles interdisciplinarités
des études littéraires (XX-XXIe siècles)
Aurélien d’Avout
Université de Rouen
Esther Demoulin
Sorbonne Université
L’objectif de cette journée d’étude de la SELF qui s’est tenue le 27 novembre 2021 à Sorbonne Université a consisté à sonder les nouvelles pratiques de l’interdisciplinarité, telles qu’elles sont mises en œuvre par les jeunes chercheurs en littérature des xxe et xxie siècles, dans le cadre de leurs différents travaux et de leur thèse en particulier. Les intervenants ont présenté la nature, la genèse et la portée de leurs recherches passe-frontières ; ils ont exposé leurs manières de faire (disciplines convoquées, astuces méthodologiques inventées) comme leurs manières de vivre (sociabilités construites, lieux de savoirs fréquentés) cette interdisciplinarité. Entendue comme « un certain rapport d’unité, de relations et d’actions réciproques […] entre diverses branches du savoir[1] », celle-ci présente souvent un rôle fondateur dans la construction d’un parcours intellectuel et dans les rencontres qu’elle induit.
L’encouragement à convoquer des disciplines plurielles ou à élaborer a minima des projets transversaux n’est pas nouveau, mais il paraît plus appuyé depuis le dernier quart du xxe siècle sous l’effet de plusieurs tendances, à commencer par la légitimation accrue des studies anglo-saxonnes – qu’elles soient déjà assez anciennes (postcolonial et gender studies par exemple) ou plus récentes (animal, environmental, trauma studies, etc.). Celles-ci ont réorganisé la topographie traditionnelle des échanges disciplinaires en favorisant de nouvelles combinaisons épistémologiques ainsi que la création de nouveaux sous-champs dans la recherche littéraire (à l’exemple de l’écocritique ou de la zoopoétique). Plus récemment, l’intérêt pour la littérature mondiale, le développement des humanités numériques ou encore le dialogue entre littérature et sciences cognitives – dont le mérite est de renouveler l’appréhension du processus créatif comme de l’acte de la lecture[2] – redessinent les contours des pratiques interdisciplinaires en ouvrant la voie à des corpus inédits.
Pourtant, les sollicitations se révèlent parfois contradictoires. Il faut en effet prendre en compte la pression toujours plus forte exercée sur les doctorants, sommés d’achever leur thèse « nouveau régime » dans des délais raccourcis – idéalement en trois ans, à l’instar du calendrier privilégié dans le domaine des sciences dures – qui vont à l’encontre de l’investissement temporel exigé par l’interdisciplinarité (pour le rattrapage de connaissances dans l’une ou l’autre discipline et la mise en place d’un compromis méthodologique efficient). Celle-ci ne va donc pas sans heurts, au sein de l’écriture ou de l’institution, pour des jeunes chercheurs tantôt encouragés, tantôt mis en garde dans cette voie, au risque de devenir « potentiellement suspects de dispersion[3] » ou de ne pas répondre aux critères du Conseil national des universités (CNU), composé d’autant de sections que de disciplines.
Comment les jeunes chercheurs en littérature d’aujourd’hui composent-ils avec une telle donne et dans quelle mesure s’inspirent-ils malgré tout des nouvelles interdisciplinarités pour faire de leur thèse une aire de créativité ? Postulant, avec Julien Prud’homme et Yves Gingras, que toute étude empirique de l’interdisciplinarité suppose une distinction entre l’amont (« moment de la science en train de se faire ») et l’aval (« produit fini de la recherche »[4]) de l’activité scientifique, le premier ensemble de contributions interroge les postures méthodologiques adoptées pour construire des approches interdisciplinaires pertinentes. Odile Chatirichvili présente de quelle manière elle a appréhendé, au cours de sa thèse, un objet d’étude rarement exploité dans les études littéraires : les récits autobiographiques de mathématiciens. Non sans dissimuler les difficultés qu’un tel projet impliquait au départ, sa présentation démontre la fécondité d’une démarche soucieuse de faire naître des « conversations interprétatives » entre des disciplines dont le dialogue n’allait a priori pas de soi. Sous la forme d’un retour d’expérience, Marion Coste retrace également les étapes d’une trajectoire de recherche originale qui l’a conduite à « élaborer une méthodologie faite de réajustements successifs et à se nourrir de parcours de formation pluriels ». Elle livre à la fois les doutes rencontrés et les avancées accomplies au sujet de son travail sur « l’intermédialité littéraire et musicale ». Nous la suivons ainsi depuis la construction de son sujet de thèse jusqu’aux ouvertures théoriques qu’elle a opérées après son doctorat, du côté de la littérature postcoloniale en particulier. Les deux contributions suivantes, celles de Cathy Dissler et de Claire Jeantils, s’inscrivent dans une autre branche des nouvelles interdisciplinarités au sein des études littéraires : la rencontre entre littérature et humanités médicales. Cathy Dissler investit pour sa part le terrain de la vieillesse en institution. Visant à faire émerger une « nouvelle sous-catégorie thématique du récit », l’étude n’est pas uniquement livresque ; elle se construit à la faveur d’une immersion dans un milieu professionnel extra-universitaire, l’EPHAD, conduisant la chercheuse à développer – sur le terrain et dans sa thèse – une véritable éthique du care. Claire Jeantils se concentre quant à elle sur les récits de l’épilepsie, au croisement de la pratique et de la littérature médicale. Sa démarche, au-delà de l’analyse de texte, envisage des effets concrets en montrant combien « la médecine narrative doit être adaptée avant d’être appliquée au suivi thérapeutique de l’épilepsie ».
Le deuxième volet de contributions interroge quant à lui, dans une perspective réflexive et critique, les discours portés par le champ académique sur l’interdisciplinarité. Sam Racheboeuf-Allard s’intéresse à la récente spatialisation du débat épistémologique visant à critiquer ou à défendre les lignes de démarcation entre les disciplines historique et littéraire. Après avoir recensé et analysé les discours qui, depuis les années 1960, posent le débat dans le champ académique hexagonal en des termes géographiques (territoires, continents, frontières) et stratégiques (assauts, escarmouches, forteresse), Sam Racheboeuf-Allard invite, pour sortir des malentendus entre disciplines, à arrêter de « renvoyer sans cesse science et littérature dos à dos » pour envisager les dialogues et les conflits entre les « pratiques littéraires ou scientifiques », seule manière à ses yeux de proposer un débat critique sur la littérarité de l’histoire. Mathilde Roussigné élargit cette analyse lexicographique pour s’intéresser à la notion de terrain en littérature contemporaine, phénomène universitaire dont elle regrette le manque de travaux réflexifs visant à comprendre les conditions de son émergence. Fruit des enjeux de concurrence disciplinaire, le succès de la notion est également dû, selon elle, à des déterminations politiques et économiques qui « font du terrain une solution – ou un symptôme – de la crise des études littéraires ». Cette crise est au cœur de l’article de Larisa Botnari qui s’intéresse au « malaise dans les lettres[5] » affectant selon elle, depuis quatre décennies, les études littéraires comme discipline. Elle voit dans les discours théoriques et méta-critiques chantant les valeurs épistémiques de la littérature – « réservoir de connaissances » et « outil de réflexion » pour les sciences humaines et sociales – non pas une relégitimation de la discipline littéraire, mais plutôt une « phobie de la textualité, qui semble souvent s’être substituée à la phobie de l’extra-textualité que pointait du doigt Jacques Bouveresse ».
En évitant aussi bien la phobie de la textualité que son contraire, les deux dernières contributions, celles de Pamela Krause et de Ricarda Knauf, proposent deux lectures interdisciplinaires : Pamela Krause se tient au plus près de la parole de Claudel pour considérer les enjeux écopoét(h)ique et phénoménologique de sa poésie, quand Ricarda Knauf interroge les rapports entre interdisciplinarité et interculturalité à partir d’une lecture croisée des Nuits de Strasbourg d’Assia Djebar et du Village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller de Boualem Sansal, lecture qui emprunte à la « Poétique de la Relation » d’Édouard Glissant et au concept de mémoire multidirectionnelle de Michael Rothberg.
À partir de ces différentes contributions qui font office d’échantillon représentatif et à la suite du travail colossal de La Traversée des thèses[6], nous avons tâché de réfléchir aux mises en œuvre actuelles de l’interdisciplinarité et aux restructurations récentes que celles-ci engendrent au sein des recherches doctorales et, par là même, de la discipline littéraire. Un tel projet n’aurait pas été possible sans Marie-Hélène Boblet, qui nous a confié l’organisation de cette journée, Guillaume Bridet, président de la SELF XX-XXI, Jean-Louis Jeannelle, chargé avec Carole Auroy des journées d’étude jeunes chercheurs, et Aude Bonord, autre membre du comité scientifique de la journée à l’origine de ces actes. Nous les remercions chaleureusement, ainsi que Sorbonne Université, la SELF XX-XXI et l’université de Bourgogne pour les financements qu’ils nous ont alloués. Enfin, nous adressons nos sincères remerciements aux participants comme au public de la journée d’étude pour leurs échanges féconds et disciplinés sur l’interdisciplinarité.
Pour citer cet article : Aurélien d’Avoult et Esther Demoulin, « Introduction », SELF XX-XXI, Journée de jeunes chercheurs « Nouvelles interdisciplinarités des disciplines littéraires » (Aurélien d’Avoult et Esther Demoulin dir.), 2022. URL : https://self.hypotheses.org/congres-de-la-self-xx-xxi/experiences-2022/nouvelles-interdisciplinarites-des-etudes-litteraires-xxe-xxie-siecles-introduction
[1] Stanislav Nikolaevitch Smirnov, « L’approche interdisciplinaire dans la science d’aujourd’hui : fondements ontologiques et épistémologiques, formes et fonctions », Interdisciplinarité et sciences humaines, vol. 1, Paris, Unesco, 1983, p. 53.
[2] Voir, par exemple, Mario Borillo et Jean-Pierre Goulette (dir.), Cognition et création. Exploration cognitive des processus de conception, Liège, Mardaga, 2002.
[3] Lucas Monteil et Alice Romerio, « Des disciplines aux “studies”. Savoirs, trajectoires, politiques », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 11, n° 3, 2017, p. 236.
[4] Julien Prud’homme et Yves Gingras, « Les collaborations interdisciplinaires : raisons et obstacles », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 210, 2015, p. 42.
[5] Larisa Botnari, Malaise dans les lettres. Enquête sur l’histoire sociale du concept de littérature en France ces quatre dernières décennies, thèse de doctorat sous la direction de Radu Toma et de Pierre Piret, soutenue à l’Université de Bucarest et l’Université catholique de Louvain, 2019. En cours de parution aux Éditions de l’Université de Bucarest.
[6] Didier Alexandre, Michel Collot, Jeanyves Guérin et Michel Murat, La Traversée des thèses. Bilan de la recherche en littérature française du XXe siècle, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2005.