Regards réflexifs (2)

Terrain littéraire. La littérature contemporaine au miroir des partis pris universitaires

Mathilde Roussigné
Paris 3 – Sorbonne Nouvelle

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Nul doute, les études littéraires marquent un intérêt croissant pour la question des liens entre littérature et terrain – considérant la vaste polysémie que ces deux notions impliquent. Pour autant, ce phénomène universitaire s’accompagne rarement d’une analyse réflexive, donnant ainsi raison à Vincent Debaene qui déplore une « recherche en littérature souvent trop peu préoccupée de ses propres fondements, de la constitution de son objet, de son inscription sociale et de ses fins (les fins ne se confondant pas toujours avec les buts, ni les buts avec les motivations)[1] ». Les sciences humaines et sociales ont fait de la réflexivité une compétence incontournable pour le chercheur, et esquisser une auto-analyse[2] constitue l’un des passages obligés de tous les travaux de recherche au long cours, « l’objectivation du rapport subjectif à l’objet » étant, ainsi que l’a soutenu Bourdieu, « l’une des conditions de l’objectivité scientifique[3] ». Il ne s’agira pas ici d’élaborer une auto-socio-analyse en tant que telle ; pour autant, en dépliant un certain nombres d’enjeux disciplinaires propres aux études littéraires, on comprendra comment ils déterminent en grande partie les objets que la recherche identifie et la manière dont elle les caractérise. La multiplication des travaux littéraires recourant à la notion de terrain doit ainsi être réinscrite dans le cadre plus large d’un renouvellement d’objets et d’approches dans les études littéraires dont les causes restent souvent impensées. On tâchera ici de déconstruire, ou du moins de contextualiser l’émergence et la récurrence de quelques discours de la discipline littéraire : littérature transitive, dialogue interdisciplinaire avec les sciences humaines, fait et communication littéraires, se présentant comme de nouveaux objets d’études, sont autant de symptômes d’une redéfinition des partages disciplinaires.

Retour au réel et transitivité de la littérature contemporaine

Le succès de la notion de terrain dans les études littéraires est indissociable d’un constat qui a pu prendre parfois des allures simplificatrices : celui d’un retour au réel dans la production littéraire contemporaine. De manière plus précise et plus documentée, Dominique Viart et Bruno Vercier identifient une inflexion référentielle au tournant des années 1980 : délaissant les orientations formalistes pour se ressaisir du monde, une nouvelle littérature transitive aurait fait son apparition[4]. Wolfgang Asholt et Marc Dambre relaient ce constat à propos du genre romanesque, observant que « la crise du roman semble terminée, qu’écrire est de nouveau devenu une activité transitive[5] ». S’appuyant sur une périodisation nette qui sépare production contemporaine et modernité, ce constat a pu générer, ainsi que le souligne Bruno Blanckeman, une forme de mythologie dans le discours critique : celui d’une franche opposition entre « une modernité répressive de tout rapport au réel [et] une actualité qui s’adonne[rait] de nouveau à son culte[6] ». Blanckeman en appelle à une saisie plus fine de la littérature de la modernité : elle mêlait et confrontait, précise-t-il, pratiques psychoréalistes et pratiques textualistes. De la même manière, il s’agit, pour bon nombre de chercheurs, de nuancer l’idée trop schématique d’un retour au réalisme contemporain et d’analyser les formes contemporaines grâce auxquelles « un roman nous parle du monde », pour reprendre le titre d’un numéro de la Revue des sciences humaines[7] consacré au roman contemporain. Il n’est pas question ici pour nous de remettre en question le constat mais d’interroger ses conditions d’apparition. Les différentes études semblent en effet situer la transitivité de la littérature dans l’objet de recherche lui-même : la production littéraire contemporaine. L’avant-propos de la Revue des sciences humaines est à cet égard symptomatique :

[R]ompant avec le tabou porté sur la représentation de l’histoire et du « réel » par les Nouveaux Romanciers sans pour autant renouer avec les recettes du grand réalisme français, le roman contemporain semble appeler de ses vœux des lectures critiques qui soient attentives à la façon dont celui-ci se ressaisit du présent[8].

Les études universitaires doivent être attentives à la transitivité des romans contemporains, nous disent les chercheurs, parce que ces derniers les y convient, les y appellent de leurs vœux. L’expression est intéressante : non seulement elle confère à l’objet littéraire une intentionnalité, mais elle établit les conditions d’une relation entre études universitaires et production littéraires dans lesquelles les premières s’affichent en auditrices responsables et serviables, à l’écoute de ces dernières. On reviendra sur l’enjeu de la pluridisciplinarité universitaire dont témoigne l’expression « lectures critiques » pour désigner les travaux académiques. Ce qu’il s’agit d’abord d’interroger, c’est la construction de ce lien de causalité – d’un objet de recherche appelant l’approche du chercheur – qui a toutes les apparences d’une fiction légitimante pour les études littéraires. L’intervention de Bruno Viard lors d’un colloque réflexif sur l’enseignement de la littérature à l’université dévoile l’envers de la fiction. Son appel à « restaurer la transitivité de la littérature[9] » ne se fonde pas sur des objets de recherche par nature transitifs qui tout à coup interpelleraient le chercheur. Il cherche bien plutôt à répondre à une crise des études littéraires, à la fin de l’effervescence qui traversait la discipline dans les années 1960-1970, aux difficultés qu’ont les multiples colloques, séminaires et revues savantes littéraires à avoir un écho à l’extérieur des universités. La transitivité de la littérature, parti pris théorique qui permet d’interroger les relations de celle-ci au terrain, relève donc bien moins d’une supposée nature des objets étudiés que des approches critiques elles-mêmes. C’est ce que révèle Johan Faerber dans un article qui cherche à envisager la transitivité « comme horizon premier et dernier » de l’écriture, y compris dans la période moderne[10]. Le critique occupe ici un rôle clef : plutôt que de prêter à son objet une intention de transitivité, Faerber prend lui-même le parti d’un « désir de transitivité du verbe écrire[11] ». Transitivité ou intransitivité de la littérature correspondent ainsi à des orientations de la critique littéraire qui, en fonction des époques, envisagent différemment le « pouvoir critique » que peut porter un texte littéraire, précise Jean Bessière[12]. Non seulement il faut déconstruire l’attribution de la transitivité à la littérature elle-même, mais, on le comprend, il s’agit d’être attentif aux enjeux de légitimation disciplinaire. Si défendre l’intransitivité de l’objet littéraire a permis en son temps, selon Thomas Mondémé et Florent Coste, de « justifier l’existence du professionnel de la littérature[13] », ce parti pris de la discipline littéraire, généralisant la doxa romantique, est selon les auteurs responsable d’une « panne épistémologique » dans les études littéraires actuelles. Au-delà d’une panne épistémologique, c’est d’ailleurs bien d’une « crise des études littéraires » dont ont parlé Tzvetan Todorov, Dominique Maingueneau et Jean-Marie Schaeffer dans trois ouvrages déterminants[14] au tournant des années 2000-2010. Soit qu’un souci renouvelé pour le contenu des œuvres redonne sens aux études (Todorov), soit qu’une attention au discours littéraire permette de mettre à distance le repli textualiste hérité de la Nouvelle Critique (Maingueneau), soit que l’abandon d’une posture ségrégationniste dans les études littéraires ouvre à une approche interdisciplinaire revivifiante (Schaeffer), restaurer la transitivité de la littérature s’apparente ainsi à une solution de crise. Contester le retrait du monde de la littérature, c’est avant tout sauver les études littéraires. On le comprend, tout l’enjeu est ainsi de déconstruire les rapports d’homologie tissés entre production littéraire et production universitaire[15]. Bien souvent, les études littéraires semblent prêter à la littérature des propriétés et des évolutions qui correspondent bien plus à leur propre reconfiguration, aux explorations universitaires de nouveaux objets, de nouvelles approches. Il s’agit, par cette vigilance réflexive, de nous préserver de l’identification naïve d’une littérature entretenant des liens privilégiés avec le terrain : ce geste d’identification est lui-même déterminé par des positions et des stratégies spécifiques au champ universitaire. Prendre en compte ces déterminations n’invalide pas l’attitude du chercheur vigilant, attentif aux textes, au contraire. Situer sa position dans le champ académique permet d’aborder la production littéraire avec une circonspection accrue.

Interdisciplinarité et dialogue avec les sciences humaines et sociales

Reprenons l’avant-propos de la Revue des sciences humaines, « Le roman parle du monde », révélateur d’une seconde routine discursive universitaire. Parlant de textes littéraires contemporains, les chercheurs déclarent :

Le dialogue singulier qui s’y joue, dans les œuvres les plus exigeantes, entre la littérature et les sciences humaines, trouve un curieux écho dans les efforts d’interdisciplinarité conduits par certains chercheurs en littérature et en sociologie[16].

La fiction de causalité est une fois encore reconduite, sous une forme plus subtile ici : les études littéraires se présentent comme une caisse de résonance des interactions entre littérature et humanités. Le « curieux écho » recouvre ainsi deux impensés. D’une part, parce qu’il aborde l’interdisciplinarité comme une répercussion (sonore) dans le champ universitaire de partis pris imputés aux objets littéraires, il masque les enjeux disciplinaires que l’on a évoqués précédemment. D’autre part, il évite par là même d’interroger les fondements épistémologiques d’une telle recomposition contemporaine des régimes de vérité. Patrick Boucheron a déploré le poncif médiatique qui envisage le dialogue entre littérature et histoire comme une nouveauté polémique et surprenante[17]. Du côté des études littéraires, un même discours rituel semble faire son apparition, qui fait du « dialogue fructueux » avec les sciences humaines et de la « porosité épistémologique » une spécificité de la littérature contemporaine. Le souci actuel des études littéraires pour les relations entre littérature et terrain est fortement déterminé par cet intérêt pour le « dialogue » interdisciplinaire – le terrain étant une notion et une pratique clef des sciences humaines et sociales. Cependant, l’identification de ces interactions dans le champ des savoirs nous semble une fois encore déterminée par les nouvelles positions et stratégies de la discipline universitaire littéraire. Dans un très riche numéro de Fabula-LhT sur « le partage des disciplines », Hugues Marchal déconstruit précisément le mécanisme de projection de la cartographie disciplinaire sur le territoire de la production littéraire, et montre comment la saisie ou non d’objets et de leurs enjeux par les études littéraires dépend avant tout de la structuration disciplinaire[18]. Quelle topographie universitaire explique alors l’actuelle vogue du « dialogue » avec les sciences humaines et sociales ?

Considérer la littérature comme un discours de savoir sur le monde dépend moins de la production littéraire que de son approche universitaire ; Pierre Macherey[19], très tôt, et plus tard Jacques Bouveresse[20] l’ont bien démontré. Mais ce que dit désormais la routine universitaire, c’est que le savoir de la littérature est en « dialogue » avec les savoirs des sciences humaines et sociales – la référence aux sciences de la nature étant bien moins présente, alors que biologie et géologie, on l’a vu, sont elles aussi des sciences de terrain. Le succès actuel de cette approche universitaire est en fait indissociable des enjeux de concurrence disciplinaire[21]. Les études de la littérature sont loin d’être l’apanage des études littéraires stricto sensu : la sociologie de la littérature, l’histoire du livre et du littéraire, les études culturelles, la philosophie du langage et l’analyse du discours, entre autres, se sont emparées de l’objet littéraire et mettent à mal la pertinence de l’orthodoxie structuraliste encore très influente dans les études littéraires[22]. Si Dominique Viart affirme qu’il n’existe « pas de querelle de territoire » entre textes littéraires et sciences humaines, on fait l’hypothèse que cette querelle est bien présente dans le champ universitaire et que les études littéraires se saisissent d’objets de recherche et d’approches qui leur permettent justement de renégocier leur place fragilisée par l’historicisation et la désacralisation massive du fait littéraire, établies par des disciplines concurrentes[23]. L’histoire de ce repositionnement de la discipline littéraire remonte au moins à la deuxième phase de l’importation du paradigme scientifique dans les sciences humaines et sociales, conjuguée à l’essor des sciences sociales dans l’après-guerre[24]. Plus encore, ainsi que le note Alain Vaillant, les choix d’approches déterminent, dans les études littéraires, le choix des objets. L’inflexion sociocritique et le renouveau de l’histoire littéraire, très influents dans les études littéraires, ont ainsi « amené, insensiblement et de façon très pernicieuse, la communauté des spécialistes à favoriser un type de textes : ceux qui donnaient le plus à voir la réalité sociale[25] ». L’idée d’un « dialogue » entre littérature et sciences humaines mérite ainsi d’être située et réfléchie.

Au-delà de cette approche internaliste, qui explique le succès d’objets de recherche dits « en dialogue » interdisciplinaire par la question de la concurrence intra-universitaire, il faut également préciser que cette convoitise des études littéraires pour l’interdisciplinarité a des déterminations externes, politiques et économiques, ainsi que l’a nettement démontré le sociologue Quentin Fondu dans une étude sur les « politiques scientifiques et [les] métamorphoses disciplinaires en France[26] ». Retraçant un mouvement transnational de pression et de réforme de longue haleine[27], Fondu développe une sociogenèse de la conceptualisation et de l’application du principe d’interdisciplinarité qui rend visible le poids d’institutions extérieures à l’université et de déterminations idéologiques, bien plus que scientifiques. Dans le domaine des arts et des lettres notamment, l’injonction à l’interdisciplinarité est indissociable de la conception d’un monde universitaire hétéronome, c’est-à-dire d’une université qui se doit d’être décloisonnée et qui de fait devient, au fil des réformes successives, poreuse aux pressions du monde économique. L’intérêt des études littéraires pour la question du terrain peut sembler très éloigné de la vaste question de l’ouverture du système universitaire à la logique de marché ; pourtant, on pourrait rétablir une chaîne de déterminations qui, du décloisonnement des facultés de lettres à l’injonction interdisciplinaire pour les nouveaux départements, du développement d’un référentiel utilitariste de l’enseignement supérieur au déclin des humanités, de la multiplication de disciplines professionnalisantes à l’urgence d’une revendication de nouvelles approches et de nouveaux objets pour les études littéraires, font du terrain une solution – ou un symptôme – de la crise des études littéraires.

Pratiques d’écriture, discours, dispositifs et Fait littéraire

C’est au croisement des enjeux de la concurrence disciplinaire et de l’injonction à la professionnalisation des disciplines universitaires, corrélative à l’impératif interdisciplinaire, que ce situe le nouvel intérêt des études littéraires pour l’analyse des liens entre littérature et terrain. Envisager les relations du terrain et de la littérature, c’est en effet s’inscrire dans les revendications stratégiques d’une transitivité de cette dernière, ainsi que de son dialogue avec les sciences humaines et sociales. Mais c’est aussi aborder la littérature comme un phénomène intersubjectif et relationnel, approche qui, au-delà de sa pertinence scientifique, n’est pas non plus dénuée d’enjeux institutionnels. En effet, penser le terrain littéraire implique de considérer la littérature moins comme texte que comme un phénomène social, et ce déploiement des approches du « fait littéraire » trouve une de ses origines dans la très forte rupture professionnalisante au sein des études littéraires dans les années 1960 : celle qui voit naître la discipline des sciences de l’information et de la communication. On ne retracera pas l’histoire de la discipline mais retenons que la fondation par Robert Escarpit du Centre de sociologie des faits littéraires en 1960, ainsi que d’un IUT par principe professionnalisant (apprentissage du journalisme et animation sociale et socioculturelle), en constitue l’un des principaux jalons. Les efforts de chercheurs tels qu’Escarpit, mais aussi Roland Barthes, Oswald Ducrot ou encore Algirdas Julien Greimas pour penser la littérature non comme une catégorie mais, dans le sillage de Sartre, comme un acte de communication, impliquant également une prise en considération de ses modalités matérielles et symboliques de production et de circulation, trouvent une forme institutionnelle en 1975 avec la création d’une 52e section pluridisciplinaire au Comité consultatif des universités (qui deviendra la section 71 du CNU) : celle des Sciences de l’Information et de la Communication. Pourquoi rappeler cette proximité disciplinaire entre SIC et études littéraires ? Au-delà de la présence de littéraires reconnus dans la fondation des SIC, il apparaît que leur approche pluridisciplinaire des discours et leur recours à des concepts empruntés à la sémiotique ou à la linguistique, irrigue massivement la discipline littéraire. Cette influence conceptuelle n’est pas sans lien avec la popularité de la discipline des SIC dont les orientations professionnalisantes et pluridisciplinaires permettent un développement rapide dans le champ universitaire actuel. Serge Bouchardon, chercheur en SIC, esquisse un schéma des principaux concepts dans les études littéraires et de ceux importés par les SIC, schéma qui polarise fortement les appartenances disciplinaires :

Fig. 1. Les concepts en études littéraires et en sciences de l’information et de la communication[28]

Bien entendu, cette polarisation conceptuelle schématique n’a pas prétention à modéliser la circulation effective des idées et des outils entre les disciplines. Pour autant, elle permet de comprendre que les études littéraires ont à négocier une articulation conceptuelle complexe. Observons par exemple l’appel à contributions pour le numéro 18 de la Revue critique de fixxion française contemporaine consacré aux « littératures de terrain » : « formes singulières », « œuvres » et « narration » y côtoient les questions de « pratiques d’écriture » et de « dispositifs spécifiques »[29]. L’apparition de la question du terrain en littérature n’a donc rien de hasardeux : elle est au cœur des reconfigurations disciplinaires, elles-mêmes déterminées en large partie par des pressions externes à un champ universitaire de plus en plus hétéronome. « Il n’est pas illégitime de se demander si le rapport entre production de nouveaux savoirs et gestion de la recherche ne s’est pas déjà renversé et si les structures institutionnelles et administratives n’imposent pas désormais leurs conditions au savoir », déclarait Nathalie Kremer dans un article à la fois pessimiste et lucide sur « la littérature en mal de discipline »[30].

Il ne s’agit pas de condamner l’influence de ce territoire émergent des SIC. Il participe d’un vaste mouvement bien plus ancien de remise en question de la hiérarchie symbolique des disciplines et de leurs objets de recherche, ce qui, d’un point de vue strictement scientifique, est l’occasion d’une stimulante mise à l’épreuve des routines de la discipline littéraire. Les travaux marxistes sur la littérature (Lukács, Goldmann, Macherey) associés aux cultural studies britanniques (Hoggart, Williams) ont permis de prendre en compte, dans les études littéraires, les questions cruciales des visions du monde et des conditions de production et de circulation des textes. En sociologie, la théorie du champ littéraire (Bourdieu) a souligné l’autonomie et, partant, la spécificité des valeurs qui déterminent les prises de position des acteurs littéraires, tandis que l’approche interactionniste des mondes de l’art (Becker) a mis l’accent sur les relations interpersonnelles et les réseaux qui forment la chaîne du livre[31]. De la même manière Alain Vaillant, qui se prononçait dès 2003 « pour une histoire de la communication littéraire », parle dans sa déterminante Histoire littéraire[32] d’une « concurrence salutaire » pour les études littéraires, cette fois-ci ni des approches marxistes, des SIC ou de la sociologie, mais de l’histoire culturelle[33]. La multiplication des approches de la littérature comme fait social a suscité dans les études littéraires certaines des avancées les plus significatives de ces dernières années. En ce qui concerne des questionnements proches de ceux du terrain en littérature, parce qu’ils prennent en compte de nouveaux objets de recherche et qu’ils font la part belle au genre du reportage, les travaux de Marie-Ève Thérenty en sont un bon exemple[34]. Dans le sillage de l’histoire culturelle et de l’histoire du livre, ils proposent une approche communicationnelle de la littérature – qui prend en compte ses conditions de production et de circulation – jamais coupée d’une analyse des enjeux poétiques. Ainsi, son ouvrage La Littérature au quotidien, alors qu’il s’attache à analyser des objets dont la valeur littéraire pose problème – la presse – et qu’il étudie longuement l’importance des supports et des dispositifs médiatiques, paraîtra-t-il pourtant dans l’emblématique collection « Poétique » du Seuil.

  S’il s’agit de saisir la concurrence disciplinaire comme une occasion revivifiante sur le plan scientifique, on regrette le manque de travaux réflexifs concernant les conditions matérielles d’émergence de nouveaux objets et de nouvelles approches dans la recherche littéraire contemporaine. La sociologue Lucile Dumont a bien analysé le processus de légitimation scientifique et d’institutionnalisation, dans les études littéraires des années 1960 et 1970, de la « théorie littéraire » telle qu’elle a pu être portée par Barthes, Genette ou Todorov[35]. Si l’on a esquissé ici quelques pistes afin de contextualiser le succès d’approches et de nouveaux objets d’étude, un vaste état des lieux reste à faire ; littérature transitive, dialogue avec les sciences humaines, fait et communication littéraires y seraient autant de partis pris à situer, à inscrire au cœur de jeux d’influences inter-disciplinaires mais également de déterminations extra-académiques et politiques. Les travaux de la SELF XX-XXI ouvrent ainsi un passionnant et salutaire chantier de réflexion pour les études littéraires de notre temps.

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Pour citer cet article : Mathilde Roussigné, « Terrain littéraire. La littérature contemporaine au miroir des partis pris universitaires », SELF XX-XXI, Journée de jeunes chercheurs « Nouvelles interdisciplinarités des disciplines littéraires » (Aurélien d’Avoult et Esther Demoulin dir.), 2022. URL : https://self.hypotheses.org/publications-en-ligne/nouvelles-interdisciplinarites-des-etudes-litteraires-2022/regards-reflexifs-2

 [1] Vincent Debaene, « “Sociologues” et “littéraires”, positions et prises de position », Atelier de Fabula, 2010, [en ligne], https://www.fabula.org/atelier.php?%26laquo%3B_Sociologues_%26raquo%3B_et_%26laquo%3B_litt%26eacute%3Braires_%26raquo%3B%2C_positions_et_prises_de_position

[2] Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004.

[3] Id., « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, 2003, p. 43-58.

[4] Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2008.

[5] Wolfgang Asholt et Marc Dambre, Un retour des normes romanesques dans la littérature française contemporaine, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2010, p.  11.

[6] Bruno Blanckeman, « Mythologies du réel : récits de fiction et discours critiques », Recherches & Travaux, n° 77, 2010, p. 69-76.

[7] Émilie Brière et Mélanie Lamarre (dir.), « Le roman parle du monde – Lectures sociocritiques et sociologiques du roman contemporain », Revue des sciences humaines, n° 299, octobre 2010.

[8] Mélanie Lamarre, « Le roman parle du monde », Revue des sciences humaines, n° 299, octobre 2010, p. 8.

[9] Bruno Viard, « Restaurer la transitivité de la littérature », Fabula / Les colloques, « Enseigner la littérature à l’université aujourd’hui », [en ligne], http://www.fabula.org/colloques/document1496.php

[10] Johan Faerber, « Écrire : verbe transitif ? » dans Wolfgang Asholt et Marc Dambre, Un retour des normes romanesques dans la littérature française contemporaine, op. cit., p. 22.

[11] Ibid., p. 23.

[12] Jean Bessière, « La littérature est-elle critique ? », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 8, 2008, [En ligne], http://journals.openedition.org/traces/2383, p. 80.

[13] Florent Coste et Thomas Mondémé, « L’ordinaire de la littérature. Des bénéfices pragmatistes dans les études littéraires », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 15, 2008, [En ligne], https://journals.openedition.org/traces/633, p. 50. Dans un numéro collectif sur les rapports entre littérature et sciences sociales, Raphaël Baroni, Jérôme Meizoz et Giuseppe Merrone avaient déjà souligné l’interdépendance entre champ littéraire autonome et légitimation des études littéraires comme discipline autonome : « L’autonomisation du champ littéraire n’a pas seulement produit une figure nouvelle, celle de l’artiste comme “génie créateur”, mais également une nouvelle institution universitaire : celle des études littéraires, qui se sont progressivement émancipées des disciplines historique, philologique ou de l’ancienne rhétorique. » Raphaël Baroni, Jérôme Meizoz & Giuseppe Merrone, « Littérature et sciences sociales : dialogue de sourds ou mariage de raison ? », A contrario, vol. 4, n° 2, 2006, p. 3-7.

[14] Dominique Maingueneau, Contre Saint Proust ou la fin de la littérature, Paris, Belin, 2006 ; Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007 ; Jean-Marie Schaeffer, Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ? Vincennes, Editions Thierry Marchaisse, 2011.

[15] Notre démarche n’a rien de nouveau et doit beaucoup sur ce point aux travaux de la théorie littéraire des années 1960-1970. Todorov et Barthes notamment se sont très explicitement opposés à la naïveté des études littéraires prétendant analyser les œuvres littéraires pour ce qu’elles sont, sous prétexte de les aborder sans parti pris théorique explicite.

[16] Mélanie Lamarre, « Le roman parle du monde », art. cit., p. 12.

[17] Patrick Boucheron, « “Toute littérature est assaut contre la frontière”. Note sur les embarras historiens d’une rentrée littéraire », Annales, Histoire, Sciences Sociales, 65e année, février 2010, [en ligne], https://www.cairn.info/revue-annales-2010-2.htm, p. 441-467.

[18] Hugues Marchal, « L’artefact de la distance », Fabula-LhT, n° 8, « Le Partage des disciplines », mai 2011, [en ligne], http://www.fabula.org/lht/8/marchal.html.

[19] Pierre Macherey, À quoi pense la littérature ? Exercices de philosophie littéraire, Paris, PUF, 1990.

[20] Jacques Bouveresse, La Connaissance de lécrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie, Marseille, Agone, 2008.

[21] Jan Baetens rappelle ainsi que l’interdisciplinarité est bien souvent le symptôme d’un malaise disciplinaire : « Force est de constater que l’adoption précipitée ou systématique d’une approche interdisciplinaire peut fort bien être interprétée comme un signe de faiblesse essentielle : plus on doute des acquis ou des possibilités d’invention de sa propre discipline, plus on semble prêt à chanter les louanges de l’interdisciplinarité », Jan Baetens, « Une défense “culturelle” des études littéraires », Fabula-LhT, n° 8, op. cit.

[22] Il suffit d’observer, en France, l’importance des outils de l’analyse structurale dans l’enseignement secondaire, ainsi que le rôle et les attentes du concours de l’agrégation : dissertation, commentaire composé, analyse de texte, etc.

[23] Le choix de l’échelle disciplinaire pour aborder la question de la concurrence dans les sciences humaines et sociales s’appuie sur les travaux de Jean-Marie Schaeffer. Reprenant la métaphore tribale de Tony Becher, il montre comment les sciences humaines et sociales obéissent majoritairement à un principe de concurrence et de sélection par groupes, par niches, et non par individus. Voir Jean-Marie Schaeffer, Petite écologie des études littéraires, op. cit., p. 18-19.

[24] Gisèle Sapiro, Eric Brun et Clarisse Fordant, « The Rise of the Social Sciences and Humanities in France: Institutionalization, Professionalization and Autonomization » dans Christian Fleck et al. (dir.), Shaping Human Science Disciplines, Socio-Historical Studies of the Social and Human Sciences, Cham, Palgrave Macmillan, 2019, p. 25-68.

[25] Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty, « Histoire littéraire et histoire culturelle », dans Laurent Martin et Sylvain Venayre (dir.), L’Histoire culturelle du contemporain, Actes du colloque de Cerisy, Paris, Nouveau Monde, « Culture-médias », 2005, p. 275.

[26] Quentin Fondu, « L’“interdiscipline” d’aujourd’hui est la “discipline” de demain : Politiques scientifiques et métamorphoses disciplinaires en France », intervention lors du colloque « Les désignations disciplinaires et leurs contenus : le paradigme des studies », Université Paris 13, 18-20 janvier 2017.

[27] Il s’agit notamment de l’influence d’un groupe de pression international : le Centre pour la Recherche et l’Innovation dans l’Enseignement (CERI), institution fondée en 1968 au sein de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE). Mais dans le cas français, le référentiel de l’interdisciplinarité s’explique également par « la rencontre de deux séries historiques indépendantes » : celle de la contestation étudiante et enseignante de Mai 1968, et celle du lobby de réformateurs libéraux, et notamment de l’Association d’étude pour l’expansion de la recherche scientifique (AEERS).

[28] Serge Bouchardon et Oriane Deseilligny, « SIC et littérature », 2010, [en ligne], https://www.researchgate.net/publication/228599744_SIC_et_Litterature/link/54b3ce890cf26833efcf6d3f/download, n. p.

[29] Alison James & Dominique Viart, « Les littératures de terrain », appel à contributions n° 18, Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 18, 2018, [en ligne], http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/announcement/view/72, n. p. Pour un aperçu du succès de la notion de « dispositif » dans les sciences de l’information et de la communication, on peut parcourir par exemple l’ouvrage Médias, dispositifs, médiations qui inventorie les multiples avantages de la notion : « sans négliger l’étude des rapports sociaux, [le dispositif] intègre, dans son champ, toutes les formes de production signifiante ». De plus, il « répond moins à une visée positiviste de production de connaissance qu’à une volonté de problématisation ». Enfin, il « accorde une attention particulière aux discours et à la fonctionnalité stratégique qui leur incombe ». Voir Angeliki Koukoutsaki-Monnier, Sylvie Thiéblemont-Dollet et al., Médias, dispositifs, médiations, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2010, p. 15.

[30] Nathalie Kremer, « La littérature en mal de discipline ? », Fabula-LhT, n° 8, op. cit.

[31] Pour un parcours panoramique de ces différentes approches du fait littéraire, voir Gisèle Sapiro, La sociologie de la littérature, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2014.

[32] Alain Vaillant, L’Histoire littéraire, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2010, p. 16.

[33] Il songe notamment aux travaux de Christophe Charle, de Dominique Kalifa, d’Antoine Lilti et de Judith Lyon-Caen.

[34] Voir par exemple Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien, Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2007.

[35] Lucile Dumont, « Faire théorie pour faire science ? Modèles scientifiques et production théorique dans les études littéraires en France (1960-1972) », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 31, 2017, p. 17-42.