Introduction
Les leurres de la transparence
Solenne Montier
Université de Caen
La transparence est étouffante, sa légèreté est pesante, sa fluidité immobilise. La transparence est un effet de miroir qu’il est difficile d’admettre, tant le vertige qu’il provoque exige un repos, c’est-à-dire un abri, une ombre, bref de l’opacité, pour reprendre souffle, pour récupérer ses esprits, pour à nouveau ouvrir les yeux. Cette quête pour plus de transparence, croyant qu’ainsi tout serait clair et net et par conséquent sans tache, non seulement relève du fantasme, mais de plus, provoque le malaise. […] C’est davantage l’opacité qui illustre le comportement humain et ses manières d’être-présent-au-monde, de l’habiter[1].
Les mots du philosophe Thierry Paquot pour formuler l’inquiétude suscitée par les architectures en verre résonnent singulièrement avec les éloges de l’ombre qui ont émaillé l’histoire littéraire du XXe siècle. Si l’ombre n’est certes pas un motif nouveau, sa valeur esthétique est défendue dans un manifeste de l’écrivain japonais Junichirô Tanizaki, qui la conçoit comme l’écrin nécessaire à la perception du beau[2], par opposition aux excès néfastes de la lumière électrique. En France, la revalorisation de l’ombre qui s’épanouit à partir des années 1920 reflète un changement de paradigme épistémique selon Max Milner, qui y voit le signe d’une « perte de confiance dans la lumière comme moyen ou comme métaphore de l’accès à la vérité[3] ». Ce mouvement s’affirme en contrepoint des évolutions sociales : la puissance symbolique et opératoire de la transparence ne cesse en effet de croître au fil du siècle, parallèlement aux évolutions sociales et technologiques, dans le champ architectural, médical, numérique ou encore politique[4], jusqu’à devenir un idéal qui forme un imaginaire commun. Comme l’a montré Stefanos Geroulanos[5], la mise en soupçon de la transparence fait quasiment l’objet d’un consensus à partir des années 50 parmi les écrivains, les philosophes et les anthropologues français, jusqu’au milieu des années 1980. On en trouve des résonances plus tardivement encore, par exemple dans la « pensée de l’opacité » élaborée par Édouard Glissant, dans le cadre d’une « pensée archipélique[6] », érigée en rempart face aux « vérités absolues », aux « voies univoques » et aux « choix irréversibles[7] ».
Il serait pourtant erroné de croire que l’ombre et la transparence s’opposent frontalement, ou que le choix privilégié de l’ombre implique une relégation du motif de la transparence. Les œuvres littéraires manifestent au contraire une fascination constante envers la transparence, dont elles se saisissent comme objet, comme outil ou comme effet de la narration, tout en mettant en évidence les illusions qu’elle implique. La mise en scène de la transparence aboutit souvent à une réflexion éthique qui vise à la troubler, voire à en contester les valeurs.
L’objectif de la journée d’études « Ombres et transparences », qui a réuni le 10 novembre 2018 de jeunes chercheurs en littérature française et comparée, était d’offrir un premier état des lieux quant aux mises en scène littéraires du fantasme de transparence. Les exemples convoqués dans ces actes, couvrant un large spectre chronologique, laissent entrevoir l’idée, paradoxale et prometteuse, que l’ombre est une réserve de sens plus révélatrice que la lumière. Les articles donnent l’occasion de confirmer ou de discuter le glissement du sens matériel de la transparence, synonyme de visibilité, à son sens idéologique, lorsqu’elle est assimilée à la connaissance, à la rationalité ou à la sincérité absolue. La transparence est ainsi tour à tour examinée dans son versant psychique (la possibilité de la transparence à soi), éthique (les modalités de la relation aux autres), et épistémologique (les voies de l’appréhension cognitive du monde). Au croisement de ces enjeux, les œuvres littéraires de Céline, d’Artaud, de Genet, de Marie NDiaye, ainsi que l’œuvre intermédiale de Philippe de Jonckheere, témoignent d’un souci commun de troubler la lisibilité de la fiction, en accordant la part belle aux méandres psychiques et aux identités instables.
Un premier ensemble de contributions interroge la saisie de l’intériorité par l’écriture littéraire et la constitution de subjectivités clivées. À partir d’une étude comparée des postures de Céline et d’Antonin Artaud, Yves Schulze analyse comment leurs œuvres révèlent les failles des lumières médicales, aveugles à l’élan vital en jeu dans « une conscience hétérogène au sujet qui croit habiter pleinement son corps et son langage ». La critique active de la transparence normative élabore un propos politique qui permet de recatégoriser l’idéal de la clarté prôné par le regard clinique. Chloé Brendlé, quant à elle, étudie deux romans de Marie NDiaye, Trois femmes puissantes et Ladivine, dans lesquels la transparence est mobilisée comme un outil d’écriture qui n’élucide pas la part irréductible de l’opacité des personnages. La distance créée par la narration participe d’une « savante stratification de l’intériorité » qui vise à « faire sentir l’épaisseur de la pensée », à rebours de l’apparente limpidité des consciences mises en scène. Dans les deux cas, le langage offre une plongée dans les zones d’ombre de la compréhension rationnelle, qu’elles prennent la forme de la folie (Céline, Artaud) ou de l’ignorance (NDiaye).
Dans un deuxième temps, il s’agit d’interroger la possibilité de tout dire, ou de tout montrer, dans des œuvres attachées à projeter une image de leur auteur sans pour autant souscrire à une logique de dévoilement. Chloé Vettier examine ainsi le projet autobiographique de Jean Genet pour montrer comment l’écriture inscrit la honte dans une transparence paradoxale. En jetant la lumière sur l’abjection, le récit (Miracle de la rose, Journal du voleur) opère finalement une « transvaluation » de l’ombre initiale qui « transforme la honte en parure », réconciliant ainsi le sujet avec lui-même. Dans son article sur l’œuvre de Philippe de Jonckheere, Corentin Lahouste poursuit cette réflexion sur l’impossible transparence de l’identité en prêtant attention aux mécanismes d’opacification de soi, qui valorisent l’éclatement et le discontinu. Cet « imaginaire de l’indécidabilité » participe d’un « contre-récit historique » qui déjoue une appréhension linéaire du temps. À la soudure rétablie entre l’identité fictive et l’identité réelle dans les récits de Genet s’oppose donc ici une identité résolument éparse, que l’œuvre a pour but de brouiller davantage.
Les œuvres analysées manifestent d’étroites articulations entre ombres et transparences, qui semblent emprunter deux voies distinctes. D’une part, c’est une logique de retournement qui prévaut pour le lecteur des romans de M. NDiaye, de l’apparente limpidité apparente à l’obscurité psychique, ou dans l’écriture de Genet, du voile transfiguré en réappropriation glorieuse de soi. D’autre part, les œuvres de Céline, Artaud ou P. de Jonckheere se caractérisent avant tout par un geste critique, qui vise dans un cas à opacifier la psyché contre la rationalité clinique, et dans l’autre à opacifier la vie contre l’unification linéaire de l’identité.
Les perspectives ouvertes par cette riche journée d’études confirment que les réappropriations littéraires de la transparence, qui mettent sans cesse en évidence de nouvelles zones d’ombres, ouvrent un vaste champ qu’il sera fécond de continuer à explorer. Le soutien de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 et de l’équipe de recherche thalim a permis l’organisation de la journée à l’origine de ces actes. Nous tenons ici à remercier chaleureusement Alain Schaffner, ainsi que Marie-Hélène Boblet, présidente de la SELF XX-XXI, qui a ouvert les travaux le 11 novembre 2018. Notre gratitude s’adresse également aux chercheuses et aux chercheurs qui ont contribué au comité scientifique et/ou au comité de lecture : Béatrice Bloch, Anne Gourio, Marie Hartmann, Anne-Yvonne Julien, Frédéric Martin-Achard, Laure Michel, Philippe Ortel, Claude Pérez, Anne-Christine Royère, et Bernard Vouilloux. Enfin, un grand merci aux participant-e-s et au public venu assister à la journée, qui ont permis de fructueuses discussions.
Pour citer ce texte : Solenne Montier, « Les leurres de la transparence. Introduction », SELF XX-XXI, Journée de jeunes chercheurs « Ombres et transparences » (Solenne Montier dir.), 10 novembre 2018, Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, URL : https://self.hypotheses.org/publications-en-ligne/ombres-et-transparences/les-leurres-de-la-transparence-introduction
[1] Thierry Paquot, « Transparence et architecture », dans Transparences, éd. Pascale Dubus, Paris, Éditions de la Passion, 1999, p. 114.
[2] « [J]e crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. De même qu’une pierre phosphorescente qui, placée dans l’obscurité émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre » (J. Tanizaki, Éloge de l’ombre [1933], Lagrasse, Verdier, 2011, p. 63-64).
[3] Max Milner, L’Envers du visible. Essai sur l’ombre, Paris, Seuil, 2005, p. 338.
[4] Depuis les préoccupations hygiénistes des années 1920 et la généralisation du verre dans les architectures urbaines (à l’instar du Pavillon de Barcelone construit pour l’Exposition internationale de 1929), plusieurs indices témoignent d’une visibilité accrue de la transparence dans le contexte contemporain. On peut notamment citer les recherches récentes en neurosciences sur le fonctionnement des différentes zones du cerveau, qui donnent un nouvel élan à l’ambition de voir le corps humain en transparence totale (concrétisée dès l’apparition de la radiographie), les débats sur les usages des données numériques qui mettent en péril la vie privée, ou encore l’injonction à la transparence, parfois placée au fondement de la légitimité politique.
[5] Stefanos Geroulanos, Transparency in Postwar France. A Critical History of the Present, Stanford, Stanford University Press, 2017.
[6] Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers [1995], Paris, Gallimard, 1996.
[7] Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 206.