Brume autofictionnelle à l’heure du numérique
Variations autour du travail de Philippe De Jonckheere
Corentin Lahouste
Université Catholique de Louvain
À Sébastien et Frédéric,
mécènes des délices du palais
Désordre (http://www.desordre.net), site internet tout à fait singulier, créé, développé et alimenté par Philippe De Jonckheere – photographe, écrivain et artiste expérimental français –, depuis le tout début des années 2000, est une œuvre hypermédiatique assez déconcertante, à la structure étoilée, qui se caractérise par l’hybridation sémiotique et la transartialité dans un cadre oscillant entre l’autobiographique et l’autofictionnel[1]. Sorte de journal polyphonique en ligne, qui a momentanément pris fin en avril 2017[2] mais qui a été réinvesti par l’auteur depuis l’été 2018, il rejoue la pratique diaristique en convoquant, de par son ancrage numérique, textes, images, sons et vidéos. Véritable matrice de création composée de très nombreux projets qui concentrent près de 400.000 fichiers répartis dans plus de 10.000 dossiers/répertoires, il forme une œuvre-vie : « c’est l’existence même de son auteur qui fait le contenu du site[3] ». Ainsi, De Jonckheere, avec son site dont la forme est, ainsi qu’il l’affirme, « une manière de réaction épidermique, un peu outrée […] au principe même de la biographie[4] », octroie une nouvelle vie à sa vie ; il la recrée poétiquement. La question identitaire constitue par conséquent – avec celle du temps et du quotidien[5] – un des éléments-phares explorés par cette œuvre-monstre qui semble infinie et qui procède tout à la fois d’une simplicité désarmante (dans ce qui est donné à voir) que d’une complexité retorse (en regard de son organisation et de sa structure globale).
Une tension émerge rapidement, lorsque l’on se plonge dans Désordre et dans les différents projets qui le composent, entre une dynamique de monstration totale du soi et un processus d’opacification de ce même soi : sous des apparences de transparence intégrale en ce qui concerne sa vie, De Jonckheere construit néanmoins un univers fictionnel qui vient performer une « identité-flux[6] », multiple, « schizoïde[7] » – c’est-à-dire segmentée, éclatée, mue par de multiples turbulences –, faisant écho au motif de « l’homme ondoyant et divers » évoqué par Montaigne, comme peut en témoigner ce montage d’autoportraits déformés qu’il a réalisé, significativement dénommé Disparitions :
Fig. 1. Philippe De Jonckheere, « Disparitions », 2010.
L’identité, l’identitaire, chez De Jonckheere, n’est pas lisse. Matière ample, informe et mobile, elle n’incarne pas l’« espace du propre et de l’identique »[8]. Elle apparait plutôt comme l’espace de l’hétérogène, du divers, dessinant un domaine de l’inconstance, de la mobilité, de la précarité, et même de l’hétéroclite ; ce dont rend superbement compte son projet La Vie (comme elle va[9]) qui se présente sous la forme de photographies disparates superposées, venant dresser un chemin existentiel autre qu’agendaire : une constellation sensible, qui affiche un paysage émotionnel et mémoriel filandreux, mosaïque, complexe. 
Fig. 2 et 3. Philippe De Jonckheere, Sans titre, 2015. http://www.desordre.net/bloc/vie/reprise/index.htm, consulté le 20/11/2018. © Philippe De Jonckheere
La Vie rend ainsi compte du vitrail, de la fresque que peut composer une vie quotidienne, cette « broderie baroque », dont parle Bégout, « où des milliers de motifs s’entrelacent dans un capharnaüm optique[10] ». L’existence y est ainsi saisie comme une courbe flottante composée de nombreuses lignes brisées. Ce projet, sorte de cartographie affective d’une vie, met en lumière le fait que « nous vivons toujours au sein d’un pluralisme de mondes (opérationnels, mémoriels et fictionnels), à la fois superposés, décalés et hétérogènes entre eux[11] ». Un des derniers projets qu’il a mené (entre juin 2017 et avril 2018), intitulé #mon_oiseau_bleu, aborde lui aussi le caractère multiple de toute existence humaine, tramée de différents niveaux, et traite notamment de la mobilité et de la plasticité de tout être qui se trouve toujours « déchiré par diverses appartenances, divers intérêts, diverses idées de soi[12] ».
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« En chemin vers la pharmacie En attendant
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« Quand j’y pense dans une même journée, je peux (08/10/17)
« Tergiversations
L’absence de vie sentimentale
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Philippe De Jonckheere, à travers ses créations, donne ainsi avant tout à penser la vie comme labyrinthe.
Nos existences sont des labyrinthes dont certains méandres sont communs à d’autres dédales empruntés par d’autres (pas toujours contemporains d’ailleurs). Ces réseaux sont amenés à s’intercroiser à l’envi, pourvu qu’on ait l’intelligence de s’y perdre. Sur la petite fenêtre lumineuse j’offrais enfin aux autres voyageurs ne serait-ce qu’un infime pixel, qui s’éteindrait sans doute un jour, mais qui aujourd’hui brillait de toute sa fierté de nouvel arrivant[13].
Dans le cadre de cet article, je vais tout particulièrement m’arrêter sur Le jour des innocents, projet mené à l’orée des cinquante ans de l’artiste touche-à-tout où la tension monstration/opacification est tout particulièrement perceptible. Celui-ci, datant de décembre 2014, vise à retracer « le récit des cinquante premières années de [l]a vie [de De Jonckheere] », tandis que sa « couverture »/première page laisse entendre un processus de mise à nu totale – en ce qu’elle affiche l’auteur en tenue d’Adam – néanmoins directement modalisé par le fait que celui-ci est indirect car passant par la médiation d’un miroir (d’une projection donc)[14]. Aussi, dans cette entreprise biographique aménagée suivant un dispositif collagiste[15], De Jonckheere découd et recoud l’Histoire au prisme de son histoire personnelle, en agençant la confrontation au soi dans la profondeur du temps et des souvenirs personnels qui vient complexifier un rapport inéquivoque – cristallin, pourrait-on aussi dire – à l’identitaire.
Le jour des innocents prend la forme de cinquante fragments textuels, accompagnés de nombreuses photographies et extraits musicaux, répartis sur trente-sept pages différentes. À ceux-ci, s’ajoutent un court prologue carré tenant en trois phrases, un épilogue évoquant le jour où De Jonckheere a fêté ses vingt-cinq ans, une phrase qui agit comme avertissement final aux lecteurs, la liste de l’ensemble des évènements sélectionnés ainsi qu’une trente-huitième page (la dernière du projet), intitulée « musique ! », qui reprend l’ensemble des morceaux musicaux évoqués dans les fragments. Plus spécifiquement, les cinquante fragments évoquent, bien souvent par la bande, cinquante évènements socio-historiques dont De Jonckheere a été le contemporain et qui ont eu pour lui « une résonance personnelle[16] », auxquels il adjoint, dans un bon nombre de cas, des extraits d’autres textes (projets) disséminés au sein de Désordre qui abordent les mêmes évènements, sans que les contours de ceux-ci correspondent forcément exactement. Les évènements autour desquels s’articule le projet ressortissent de différentes grandes catégories qui bien souvent s’entrecroisent : géopolitique internationale (13), socio-culturels (12), nécrologiques (9), politique française (7), météorologiques (5) et sportifs (4). Telle en est la liste complète :
Le titre de l’œuvre fait référence à la date d’anniversaire de De Jonckheere, un 28 décembre, jour de commémoration d’un épisode du christianisme : le massacre des enfants de moins de deux ans nés à Bethléem, ordonné par le roi Hérode afin de se défaire du nouveau-né Jésus de Nazareth. S’y entremêlent ainsi d’emblée ligne biographique individuelle et ligne historique ; où l’une comme l’autre vont se voir brouillées.
Avec Le jour des innocents, De Jonckheere cantonne en réalité les faits (plus ou moins) historiques à l’arrière-plan, pour laisser jaillir ce que Michel Foucault avait nommé, dans la préface de son Histoire de la folie parue en 1961, « le bruit sourd du dessous de l’Histoire »[17].
« Le Jour des innocents [est] le récit de cinquante souvenirs de faits historiques, pas tous importants d’ailleurs, s’étant produit [sic] pendant les cinquante dernières années, et cela vu à ma hauteur au moment des faits, autant dire à hauteur d’enfant pendant les années 60, à hauteur d’adolescent pour ce qui est des années septante, de jeune homme pour ce qui est des années 80, de jeune adulte pour les années nonante, d’adulte pour les années 2000 et d’homme vieillissant pour les années 10 de notre ère[18] ».
Aussi, ce ne sont pas les évènements en eux-mêmes qui sont retracés par le projet, mais l’expérience personnelle de l’auteur à l’époque où ils ont eu lieu, oscillant, d’un cas à l’autre, entre l’instant et l’année de leur survenue. Y prime une logique du frôlement entre la constitution du soi et l’état du monde à un moment donné, et cela conformément à l’avis exprimé par De Jonckheere dans le vingtième fragment : « Il me semble que ces frôlements, plutôt que le véritable contact — être véritablement le témoin de faits historiques — ce frôlement est donc ce qui donne un vrai corps à l’histoire, sans lequel l’histoire ne serait que des histoires, des fictions en somme, et qui resteraient des fictions si elles n’occasionnaient pas de tels frôlements ».
Bien qu’un principe chronologique soit mis en place, de nombreux sauts et télescopages temporels sont réalisés, au sein même des fragments et entre eux. Toutes les années écoulées entre 1964 et 2014 ne sont ainsi pas évoquées : manquent les trois premières (1965, 1966, 1967) – desquelles généralement peu d’êtres humains conservent des souvenirs durables –, mais aussi 1970, 1971, 1974, 1978, 1983, 1987, 1990, 1994, 1998, 2000, 2009, 2010. En outre, si 1984 est mentionnée, ce n’est qu’en référence au roman de Georges Orwell. Le dix-septième fragment est ainsi le plus court et affirme la (spécieuse) chose suivante :
1984 n’a pas été 1984. Et c’est très heureux. Mais 1984 a été la première prédiction qui s’est avérée fausse. Il ne s’est rien passé en 1984. C’est ce dont je me souviens le plus précisément, il ne s’est pour ainsi dire rien passé en 1984. Comme il ne se passera rien le premier janvier 2000 ni le 21 décembre 2012. (nous soulignons)
L’Histoire, essentiellement construite à partir de faits d’actualité dans le projet, est donc saisie subjectivement et elle est appréhendée affectivement. Le projet prend ainsi la forme d’une sorte de contre-récit historique. De Jonckheere, retroussant ses souvenirs, pense donc avant tout l’ipséité, à travers le temps et les évènements appartenant au destin collectif qui émaillent une existence. Les jalons posés sont principalement subjectifs, « marqués par la puissance des émotions[19] ». Il note en ce sens, à la fin du quatorzième fragment : « De l’histoire des hommes j’avais une mémoire tellement lacinaire [sic], en grande partie oblitérée par celle, anecdotique, de mes minuscules récits personnels. A l’âge de cinquante ans, je comprenais in fine à quel point une manière d’egocentrisme mnésique avait entièrement dévoyé jusqu’à ma compréhension de l’histoire, ou autrement dit, lorsque le sage montrait la lune, je photographiais le doigt ». Il s’agit ainsi par son entreprise de prendre à contrepied la trame historique officielle qui, écrite par les vainqueurs, est marquée par la domination et l’autorité des puissants. Un des aspects essentiels du projet réside dans la profonde reconfiguration du rapport au temps qui est opérée, dont la linéarité et le hiératisme hégémoniques se voient désarticulés, voire abrogés. La poétique du fragment investie dans l’œuvre participe pleinement de cette dynamique. De Jonckheere détourne et reconfigure par conséquent la matière historique traditionnelle ; il vient en ébranler la solennité. Il en fait de même avec sa propre identité qui est envisagée comme un processus continuel et non pas figé, soumis donc à de multiples variations. Dans la narration, cela se marque par des textes aux nombreuses incises, faites de digressions ou précisions, parenthèses rhétoriques et phrases à rallonge plutôt vacillantes qui viennent autant suggérer les lacis d’une mémoire[20] que rendre compte des intensités et modulations extrêmement diverses de toute existence humaine.
Remettant en scène de nombreuses archives, non seulement historiques mais surtout intimes, De Jonckheere vise à « révéler les impensés, les oublis, les angles morts des écritures de l’[H]istoire et [à] en proposer de nouvelles interprétations[21] », pour reprendre les mots d’Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós qui s’appliquent aux stratégies de reenactment propres à l’art contemporain. Est ainsi constamment activée la tension entre la « grande » et la « petite » histoire, entre history et story, suivant un rapport accidenté (et même accidentant) au temps et à la mémoire, que vient tout particulièrement souligner un extrait du dix-huitième fragment :
Et des années plus tard, à l’été 2011, visitant la Casa Mila à Barcelone et son appartement muséal à l’avant-dernier étage de cette magnifique construction d’Antoni Gaudi, j’ai été surpris de penser à l’affaire Grégory, avant que je ne parvienne, non sans effort, mais avec une satisfaction amplifiée par la difficulté de retrouver l’enchaînement qui reliait la construction de Gaudi et l’affaire Grégory, et qui n’était autre que le principe d’un appartement circulaire autour d’une cour intérieure, réalisant à quel point le fil d’Ariane qui permettait de passer de l’une à l’autre de ces pensées était ténu, je me suis rendu compte que j’avais probablement été la seule personne, de tous temps, à penser à l’affaire Grégory, et au peu que je sais de cette affaire, tandis que je visitais l’immeuble de l’architecte catalan.
Ses « considération[s] parcellaire[s] » viennent ainsi confondre « le vaste mouvement et les anecdotes nécessairement personnelles et minuscules[22] », hybridant la portée et la nature de l’un comme de l’autre. Dans la double polarisation du projet, émerge alors la question de la fiction qui est mise en relief par l’ultime très court fragment, sorte de postscriptum qui vient clore le projet : « Naturellement une de ces histoires est entièrement inventée, sinon ce ne serait pas drôle. Et parce que c’est cela aussi l’Histoire, une très puissante fiction ». Celle-ci était en réalité présente dès la couverture et le sous-titre du projet : en regard de la spéculation opérée par l’auteur (se voulant centenaire) sur l’année de son décès (2064). Le Jour des innocents, composition pluri-énonciative formant une mosaïque de souvenirs partiels semblant parfois spécieux, s’inscrit ainsi dans un imaginaire de l’indécidabilité. Plusieurs fragments, dont le premier, débutent en effet sur la mention du caractère vague, imprécis, des souvenirs qu’il s’agit d’évoquer. Aussi, le deuxième commence par la phrase : « Cela ne tient pas au niveau des dates », tandis que le vingtième s’amorce sur un constat d’ignorance : « Je sais peu de choses à propos de la prise d’otages par les indépendantistes kanaks en 1988 ». De même, c’est le caractère mystérieux, énigmatique de certains faits, souvenirs ou situations qui est souligné (voir #3, #6, #7, #11, #12).
Mais c’est le troisième fragment qui met ostensiblement la question de la fiction à l’avant-plan, au travers de l’évocation du livre BW de Lydie Salvayre. Dans la troisième strate de celui-ci, qui reprend un extrait du Bloc-notes du Désordre, sont soulevées différentes questions que se pose De Jonckheere à la suite de la lecture du texte de l’auteure de Pas Pleurer, telles que : « est-ce là une histoire véritable que l’on essaye de faire passer pour fausse ? […] ou est-ce qu’au contraire, mais, est-ce le contraire ?, une histoire fausse, une fiction, que l’on tente de faire passer pour véritable ?, dans le but, sans doute, de lui donner une épaisseur, qui, si elle est factice, n’en est pas moins efficace ? […] qui ment, l’auteur ou le eprsonnage [sic] ?, et est-ce un personnage, plutôt qu’une personne ? ». Ces interrogations, sont en fait celles que peuvent tout autant se poser les lecteurs et lectrices du Jour des innocents qui se retrouvent elles et eux aussi confronté·e·s à une « biographie à géométrie singulière » aux différentes facettes et niveaux de lecture qui, par ailleurs et comme le texte de Salvayre, « se joue des limites mêmes de l’objet-livre ». La question de la tension fiction-réalité est également problématisée dans le quarante-neuvième fragment autour de considérations portées sur le film Invictus de Clint Eastwood. De Jonckheere y souligne en effet différents « arrangement[s] avec la réalité » commis par le film et en vient ainsi à exposer un principe qui convient totalement, de manière métatextuelle, au projet dans le lequel il est engagé : « Pour les besoin [sic] de l’histoire, on raconte des histoires, qui sont des mensonges par rapport à l’histoire ».
C’est donc au prisme d’autres œuvres artistiques – significativement mentionnées en début et fin de projet, l’encadrant donc – que De Jonckheere vient subrepticement éclairer sa propre entreprise, qui agence un tiers espace trouble – semblable au « point incandescent » maintenu par le mystère du livre de Salvayre – entre Histoire et fiction, référentialité et imagination, mensonge et vérité, mais par conséquent aussi entre monstration et opacification du soi :
Parce qu’aussi bien, on peut vraiment tout inventer. Pour le lecteur, incapable de faire le [sic] différence, de trier le bon grain de l’ivraie, cela n’a, en définitive, aucune importance. Encore une fois ce qui compte c’est la façon dont on donne corps au récit. Et à moi de savoir si j’étais effectivement au Bourget pour voir, de mes yeux voir, l’accident fatal du Tupoleev 144, dont j’apprends, après-coup, dans tel document que son surnom était le Concorski, dans deux épais nuages de fumée noir[23] [sic].
En décidant d’incorporer le compte rendu de BW, de même qu’en retranscrivant la discussion qu’il aurait eue avec sa fille au sujet d’Invictus au sein de son projet, De Jonckheere vient en souligner un des axes principaux : le travestissement du réel au profit d’une densité émotionnelle qui « tient à des détails, dont il importe peu de déterminer la véracité[24] ». Cette perspective est restée très prégnante dans son travail postérieur. Ainsi, dans un post datant de juin 2018, il assure :
Avec l’âge, réalisant le caractère à la fois futile et passager d’une existence, la mienne, et celles de celles et ceux qui m’entourent d’une façon ou l’autre, je trouve de plus en plus dérisoire la question de la biographie, pour ne pas dire obscène et adverse, quand, au contraire, je trouve une beauté sans bords à nos inventions, nos œuvres et nos tentatives de modes de vie. Acculé, je me défends avec mes armes : la fiction.
Inventons nos biographies à l’image de nos œuvres et de nos vies[25].
Le jour des innocents se révèle ainsi être une œuvre des « pétouilles », ces petits détails granuleux – « accidents dans l’image », poussières – qui viennent en travers du chemin de la lumière lors de la prise de vue ou du tirage photographique, que De Jonckheere évoque dans l’épilogue du projet. En effet, ce sont les « pétouilles mémorielles » qui, loin d’être effacées, comme le ferait tout bon historiographe, sont mises à l’avant-plan, car vivifiantes, et qui viennent, par conséquent, introduire de la friction, de l’écart, de la rugosité, dans le rapport à l’Histoire, cette « ombre fugace et cruelle » dont parle Camus, « où l’homme n’a plus sa part[26] ». La question éthique et politique que soulève en définitive le projet se révèle alors assez proche de celle que formule Camille de Toledo dans l’ouvrage collectif mentionné ci-dessus : « Mais en quel régime de croyances voulons-nous croire et pour vivre dans quelle fiction[27] ? ». L’Histoire de même que le principe identitaire apparaissent dès lors dans le Jour des innocents comme des champs de forces variables et instables, aux calques multiples.
Venant remettre du jeu dans l’Histoire autant que dans son histoire personnelle, investissant leurs interstices, les faisant toutes deux déraper et en expérimentant de nouveaux agencements, De Jonckheere, qui met donc en place un « travail de réappropriation de l’[H]istoire qui se ferait par l’activation d’un passé jamais définitivement interprété », restaure ainsi « une histoire chaude », irisée affectivement, rebâtit « une histoire spéculative[28] », ouverte et polyphonique, qui agit comme moteur d’actions futures. Ce faisant et en écho à l’idée défendue par Sylvaine Bulle que « nous sommes, chacun d’entre nous, le lieu de passage et de nouage de quantités d’affects, de lignées, d’histoires, de significations, qui, toutes, nous excèdent[29] », il vient dessiner une autre temporalité et une autre géographie identitaires, discontinues, plurielles, modulatoires, en archipel : tout à la fois intensives et extensives, fortement ambigües donc, où se voit restaurée la puissance, en premier lieu, d’une logique du récit et de l’expérience – du fabulatoire, du faire-fiction –, mais également celle, tout aussi centrale, des faits de peu, de l’anecdotique, du modique. De Jonckheere, en faisant mine d’offrir sa vie aux lecteurs et lectrices, s’amuse en réalité à les entrainer vers d’autres voies et déjoue ainsi un rapport simpliste à l’identité. Il ne cesse en somme, ainsi qu’il le formule dans son roman Raffut, « d’ajouter de la confusion à la confusion, plus sûrement de la brume au brouillard » (p. 110).
Pour citer cet article : Corentin Lahouste, « Brume autofictionnelle à l’heure du numérique. Variations autour du travail de Philippe De Jonckheere », SELF XX-XXI, Journée de jeunes chercheurs « Ombres et transparences » (Solenne Montier dir.), 10 novembre 2018, Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, URL : https://self.hypotheses.org/publications-en-ligne/ombres-et-transparences/les-leurres-de-la-transparence-introduction/resistances-au-devoilement-autobiographique-2
[1] À ce sujet, lire Corentin Lahouste, « Composer l’hétérogène : Désordre de Philippe De Jonckheere », dans Traits d’Union. La revue des jeunes chercheurs de Paris 3, n° 8 – Fertilisations croisées dans les arts, médias et langues, avril 2018, pp. 12-23.
[2] Philippe De Jonckheere, « Qui ça ? – J-8 », Désordre [en ligne], URL : https://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/index_194.htm, consulté le 20/11/2018. Cet arrêt (notamment lié au caractère exténuant de l’entreprise mise sur pied) peut déjà être pressenti dans le fragment J-106 du projet Qui ça ? : « Ces derniers temps, je me suis fait la réflexion que j’étais de plus en plus souvent incapable de produire quoi que ce soit dans le garage le soir, parce que je suis trop fatigué et tout m’apparaît alors comme une montagne à gravir, ne serait-ce que de mettre en forme une page de Qui ça ?, chercher quelques images, un extrait vidéo, un extrait sonore, que sais-je ?, en grande partie parce que je n’arrêtais jamais. Et que paradoxalement c’est en cherchant à ne jamais arrêter, à tout retenir, à en retenir le plus possible, que je courrais surtout le risque de ne plus retenir quoi que ce soit et d’être tout simplement incapable de produire quoi que ce soit dans le garage, bref d’arrêter » (https://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/ textes/112.htm).
[3] Id., « Nos petites cathédrales virtuelles », Désordre [en ligne], URL : https://www.desordre.net/bloc/fluctuat/010.htm, consulté le 22/10/2020.
[4] Extrait d’une publication postée par l’auteur sur la plateforme en ligne Seenthis (14/06/18) ; Id., « Pendant ce temps-là je tente de tordre le cou, une mauvaise fois pour toutes, au problème des biographies… », Seenthis [en ligne], URL : https://seenthis.net/mes sages/701973, consulté le 10/10/2018.
[5] Corentin Lahouste, « Valoriser l’instant : Désordre de Philippe De Jonckheere », pour le dossier en ligne “Web-satori” de la plate-forme d’édition électronique Komodo 21, septembre 2017 : http://komodo21.fr/valoriser-linstant-desordre-de-philippe-de-jonckheere/, de même que Corentin Lahouste, « Les sens du quotidien, l’essence du quotidien. Désordre de Philippe De Jonckheere », dans Contemporary French and Francophone Studies : Sites, vol. 22, n°4 : Le Sens et les sens – II / Sense and the Senses – II, printemps 2019, pp. 463-474.
[6] Andrea Semprini, La société de flux. Formes du sens et identité dans les sociétés contemporaines, Paris, L’Harmattan, 2003 (Logiques sociales).
[7] John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui, trad. de l’espagnol par Sylvie Bosserelle, Montréal/Paris, LUX Éditeur/Syllepse, 2007 (Instinct de liberté/Utopie critique), p. 207. Le penseur américain signale en ce sens que : « La conclusion à laquelle nous parvenons [à la fois nous sommes et nous ne sommes pas quelque chose] n’est un non-sens que pour la pensée identitaire, pour ceux qui pensent qu’être et ne pas être s’excluent mutuellement. La contradiction entre être et ne pas être n’est pas une contradiction logique, mais une véritable contradiction. Elle souligne le fait que nous sommes et ne sommes pas réellement réifiés, que nous sommes et ne sommes pas réellement identifiés, que nous sommes et ne sommes pas réellement classifiés, que nous sommes et ne sommes pas réellement désubjectivisés ; pour résumer, que nous sommes et ne sommes pas. Ce n’est qu’à la condition de comprendre notre subjectivité comme une subjectivité divisée et notre moi comme un moi divisé que nous pouvons donner sens à notre cri, à notre critique » (p. 206).
[8] Bruce Bégout, La découverte du quotidien, Paris, Allia, 2005, p. 25.
[9] http://www.desordre.net/bloc/vie/reprise/index.htm.
[10] Bruce Bégout, op. cit., p. 71.
[11] Yves Citton, Médiarchie, Paris, Le Seuil, 2017 (La couleur des idées), p. 92.
[12] Tristan Garcia, Nous [2016], Paris, Le livre de poche, 2018 (biblio essais), p. 253.
Pour une analyse plus en profondeur de ce projet d’écriture, lire Corentin Lahouste, « Rejouer sa vie en trois vers, rejouer la vie de travers : #mon_oiseau_bleu de Philippe De Jonckheere », dans Muriel Détrie & Dominique Chipot (dir.), Fécondité du haïku dans la création contemporaine, Paris, Pippa éditions, décembre 2019, pp. 47-60.
[13] Philippe De Jonckheere, « Comment j’en suis arrivé à un tel désordre », Remue.net [en ligne], URL : http://remue.net/cont/PhdJ02Desordre.html, consulté le 22/10/2020.
[14] Philippe de Jonckheere, « Le jour des innocents – index », Désordre [en ligne], URL : https://www.desordre.net/bloc/ursula/2014/cinquantaine/index.htm, consulté le 22/10/2020.
[15] Sur ce concept, consulter Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, Paris, Questions théoriques, 2010 (Forbidden beach), pp. 143-159.
[16] Philippe De Jonckheere, « Le jour des innocents – #50 », Désordre [en ligne], URL : https://www.desordre.net/bloc/ursula/2014/cinquantaine/index.htm, consulté le 22/10/2020.
[17] Michel Foucault, Folie et Déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961, p. VI.
[18] Philippe De Jonckheere, « Qui ça ? – J-62 », Désordre [en ligne], URL : http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/index.htm, nous soulignons, consulté le 22/10/2020.
[19] Philippe De Jonckheere, « Le jour des innocents – #4 », Désordre [en ligne], URL : https://www.desordre.net/bloc/ursula/2014/cinquantaine/index.htm, consulté le 22/10/2020.
[20] Le dernier paragraphe du fragment #6 de l’œuvre aborde cet aspect ouvertement :
« La mémoire est ainsi structurée que tâchant de revenir à un souvenir très imprécis on finisse par revenir, en fait, à des souvenirs plus vivaces, où parlant de l’Espagne de Franco on en arrive, bien volontiers, au premier détour possible, à Chicago, fin des années 1980, comme on chercherait dans la partie éclairée d’une pièce un objet égaré dans sa partie ombragée au motif, finalement, que l’on a peu de chance de trouver l’objet perdu dans le noir, mais tout aussi bien, naturellement, si l’objet n’a pas été perdu dans la partie éclairée, il y a peu de chance qu’on l’y retrouve dans la lumière. Et la question demeure : que suis venu chercher ici, dans l’ombre, que je ne suis pas certain d’avoir perdu? Pour finir par retrouver l’ideuse [sic] figure de Franco ».
[21] Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós, « Casting temporel », dans Camille De Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós, Les potentiels du temps. Art et politique, Paris, Manuella éditions, 2016, p. 105.
[22] Philippe De Jonckheere, « Le jour des innocents – #50 », Désordre [en ligne], URL : https://www.desordre.net/bloc/ursula/2014/cinquantaine/index.htm, consulté le 22/10/2020.
[23] Philippe De Jonckheere, « Le jour des innocents – #09 », Désordre [en ligne], URL : https://www.desordre.net/bloc/ursula/2014/cinquantaine/index.htm, consulté le 22/10/2020.
[24] Ibid., « Le jour des innocents – #3 ». Ce point de vue est renforcé par ce que soutient De Jonckheere dans le fragment #9 : « Pour aussi peu justement, je me demande si la véracité a la moindre importance, si la façon dont on décide finalement de se souvenir d’un événement n’est pas plus importante que l’événement avéré ».
[25] Post de l’auteur sur la plateforme Seenthis, datant du 14/06/18. Voir https://seenthis.net/messages/701973.
[26] Albert Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 373.
[27] Camille De Toledo, « Ce qui est réel, ce qui est matériel… », dans Camille De Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós, op. cit., p. 45.
[28] Syntagmes repris de Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, « Casting temporel », dans Ibid., pp. 86 et 108.
[29] Sylvaine Bulle, « Formes de vie, milieux de vie. La forme-occupation », dans Multitudes, n° 71, été 2018, p. 170.